"IMAGINEZ QUE VOUS SOYEZ GRAVEMENT ENDETTÉ..."

Publié le par R.B

 

[...] « Imaginez que vous soyez gravement endetté mais que vous fassiez tous les jours pour des millions de dollars de chèques en bois : encore une voiture de luxe ! Une résidence secondaire au bord de la mer ! Un fabuleux voyage autour du monde ! Vos chèques devraient être dénués de valeur, mais vous continuez de vous en servir pour acheter des choses parce qu’ils n’atteignent jamais la banque ! Vous êtes convenus, avec les propriétaires d’un bien qui fait l’objet de la convoitise générale, mettons du pétrole ou du carburant, qu’ils n’accepteraient que vos seuls chèques [libellés en dollars] comme unique moyen de paiement. Par conséquent tout le monde est obligé de thésauriser vos chèques, afin de pouvoir acheter du pétrole. Se voyant contraints de disposer d’un stock de vos chèques, les gens les emploient également pour effectuer d’autre paiements. Vous payez par exemple un téléviseur par chèque : le vendeur de téléviseurs échange alors votre chèque contre du pétrole ou de l’essence, le vendeur de carburant achète des tomates au marchand de fruits et légumes, le marchand de primeurs s’en sert pour acheter du pain, le boulanger l’échange contre de la farine et le cycle continue indéfiniment, sans que votre chèque n’arrive jamais à la banque. Votre compte est à découvert, mais tant que votre chèque n’atteint pas la banque, vous n’êtes pas obligé de rembourser. En réalité, vous avez eu votre téléviseur pour rien. Telle est la situation privilégiée des États-Unis depuis trente ans. »


Depuis l’émergence des États-Unis comme N°1 mondial des superpuissances à la fin de la Deuxième Guerre Mondiale, l’hégémonie américaine repose sur trois principes fondamentaux :

1) l’écrasante supériorité militaire des États-Unis par rapport à l’ensemble de ses rivaux,

2) la supériorité des méthodes de production des États-Unis ainsi que la solidité relative de leur économie,

3) le contrôle des marchés mondiaux, avec un dollar américain jouant le rôle de monnaie de réserve au niveau planétaire.

Le rôle du dollar est sans doute le plus important de ces trois principes, bien que les deux autres soient également essentiels. Le dollar US est la monnaie de réserve universelle, ce qui signifie que les banques centrales du monde entier gardent en réserve d’énormes quantités de dollars ; en conséquence, aujourd’hui l’Amérique emprunte pratiquement au monde entier, sans conserver d’autres devises en réserve. Parce que le dollar est, ipso facto, la monnaie de réserve universelle, les réserves officielles de monnaie sont pour les deux-tiers environ constituées de dollars. L’Amérique n’a pas besoin d’être concurrentielle en matière de taux d’intérêt par rapport aux autres devises, et même si ses taux d’intérêt sont bas, le capital se précipite sur le dollar. Plus les quantités de dollars en circulation en dehors des États-Unis ou investies par des étrangers dans des actifs américains sont importantes, plus le reste de la planète est obligé de fournir aux États-Unis des biens et des services en échange de ces dollars. Les États-Unis peuvent même s’offrir le luxe de dettes dont le montant est exprimé dans sa propre monnaie !

Les Américains ont une balance des paiements déficitaire ; ils dépensent plus d’argent dans les autres pays (en achetant leurs produits, en y faisant des investissements, ou en leur donnant des dollars) qu’ils n’en dépensent aux États-Unis. Ce sont les banques centrales des autres pays qui détiennent tous ces dollars supplémentaires. Les banques n’exigent pas des États-Unis qu’ils fournissent leur équivalent en or ou dans d’autres devises. Tant que les banques étrangères acceptent les dollars et les considèrent comme de l’or, les dollars font office de réserve.


L’économie américaine a commencé à dominer le monde au début du XXe siècle. Le dollar américain était alors indexé sur l’or, ce qui fait que la valeur du dollar ne fluctuait jamais, correspondant toujours à la même quantité d’or. La majeure partie de l’argent n’était que du papier, tout comme aujourd’hui, mais les gouvernements avaient l’obligation d’échanger ce papier contre de l’or sur demande. Cette « convertibilité » plafonnait la quantité de billets de banque que les gouvernements pouvaient émettre, pour éviter l’inflation. Ce lien entre le papier-monnaie et l’or résultait de la loi et de l’usage. La Réserve Fédérale, fondée en 1913, avait pour mission de s’assurer qu’à chaque dollar de monnaie fiduciaire correspondait au moins 40 cents d’or. Contrairement à aujourd’hui, l’inflation constante n’existait pas. Les proportions que prit l’inflation, ainsi que le déficit gouvernemental astronomique pendant la Grande Dépression (1929-1931) rendirent impossible le soutien du dollar par l’or. Dès le début des années trente, ceci permit au président Roosevelt de fixer à son gré le ratio dollar-or. Jusqu’à cette date, les États-Unis étaient probablement la plus grande puissance économique mondiale, mais, d’un point de vue économique, ils n’étaient pas un empire. La valeur immuable du dollar ne permettait pas au gouvernement des États-Unis de tirer avantage d’autres pays, les dollars étant convertibles en or.

L’empire américain est né, dans le vrai sens économique du terme, à l’issue de la conférence de Bretton Woods [2] en 1944. Après 1944, l’étalon-or ne fut pas rétabli, cependant les gouvernements étrangers, et eux seuls, pouvaient, s’ils le souhaitaient, convertir leurs dollars en or. Par voie de conséquence, le dollar devint la monnaie de réserve universelle. Personne n’avait prévu ce rebondissement, qui découlait directement de la position dominante des États-Unis dans le monde : plus de la moitié des transactions monétaires internationales utilisaient le dollar, plus de la moitié de la production mondiale provenait des États-Unis ; de plus, les États-Unis étaient en possession d’une importante partie des réserves d’or mondiales. Dès 1945, les États-Unis avaient accumulé 80% de l’or de la planète et 40% de la production mondiale.

La politique d’agression des années 1960 fit cependant peser une menace sur la stabilité du dollar américain. L’économie américaine subit un déficit cumulatif de sa réserve. En particulier, le financement de la guerre du Vietnam mena à l’émission d’un flot continu de dollars. Sur le plan financier, la guerre du Vietnam fut un véritable désastre. Les États-Unis émirent et dépensèrent plus d’argent que ne leur permettaient leurs réserves d’or. En 1963, la réserve américaine d’or de Manhattan avait diminué de façon inquiétante : elle couvrait tout juste les sommes que les banques centrales étrangères étaient susceptibles de réclamer. En 1970, la couverture-or était tombée à 55%, en 1971 elle n’était plus que de 22%. Avant la guerre du Vietnam, les États-Unis possédaient une réserve d’or de 30 milliards de dollars, mais ils dépensèrent plus de 500 milliards rien que pour la guerre. À cette époque, la période de reconstruction d’après-guerre avait pris fin et les économies européennes et japonaises étaient devenues plus performantes par rapport à celle des États-Unis, ce qui augmentait la pression sur le dollar américain. En 1965, le fait que le système financier américain était mis à rude épreuve éclata au grand jour lorsque de Gaulle exigea que les États-Unis s’acquittent en or de leur dette de 300 millions de dollars.

Cette crise atteignit son apogée lorsqu’en 1970-1971 d’autres banques centrales étrangères tentèrent de convertir en or leurs réserves de dollars. En réaction à un abandon du dollar, le gouvernement des États-Unis se dispensa d’honorer sa dette, en suspendant la convertibilité du dollar en or le 15 août 1971. Il n’y avait pas, semble-t-il, d’autre choix : il était impossible au gouvernement américain de racheter ses dollars avec de l’or. Si les gouvernements et les banques centrales avaient essayé de convertir en une seule fois ne fût-ce qu’un quart de leurs réserves de dollars, les États-Unis se seraient trouvés dans l’impossibilité d’honorer leurs obligations. Ainsi prenait fin le système instauré par les Accords de Bretton Woods ; cette grave crise dérivant d’une perte significative de confiance dans le dollar. Conséquemment, le dollar devint une monnaie « flottante » dans le marché international des devises, ce qui affaiblit sa position hégémonique. À ce stade, le dollar n’eut plus de soutien stable hormis les « pleine foi et crédit » [3] du gouvernement américain. À partir de ce moment, il fallait que les États-Unis trouvent un moyen de convaincre le reste du monde de continuer à accepter le dollar dévalué en échange des biens et services dont les États-Unis avaient besoin. Ils devaient trouver une raison économique qui obligerait le reste de la planète à détenir des dollars : le pétrole la leur fournit et 'pétrodollar' devint le mot clé.
A suivre

Bulent Gokay

Dr. Bulent Gokay, Maître de conférence en relations internationales, School of Politics, International Relations and philosophy, Keele University - Royaume-Uni.

 

http://www.legrandsoir.info/article.php3?id_article=3705  [pour en savoir plus]





Publié dans THÉORIE - PRAXIS

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