GORE VIDAL ÉCRIVAIN DES ETATS-UNIS

Publié le par B.R.

 Gore Vidal :
"Je crois à l'utilité des livres, figurez-vous"

 

 

 

Recroquevillé dans l'ombre baroque de sa villa italienne, Gore Vidal tape à la machine à écrire. C'est ici, à Ravello, dans cette maison légendaire construite au sommet de la falaise, qu'il a écrit Palimpseste, premier volume de ses Mémoires. Ici qu'il a composé Création, L'Age d'or et, plus récemment, La Fin de la liberté. Gore Vidal, 79 ans, a d'abord défrayé la chronique pour ses prises de position iconoclastes et son homosexualité affichée. En 1948, il a publié un roman, The City and the Pillar, dont la thématique homosexuelle lui valut l'ire du New York Times.

 

 

 

 

 

Depuis combien de temps venez-vous à Ravello ?

 

 

 

 

 

J'y suis venu pour la première fois dans une Jeep, en 1948, avec Tennessee Williams. On avait conduit depuis Rome, on avait décidé de monter passer la journée ici, à Ravello, et j'ai découvert cette falaise magique. Je n'imaginais pas que vingt-cinq ans plus tard je finirais par y acheter une maison...

 

 

 

 

 

Vous sentez-vous plus à l'aise en Europe ?

 

 

 

 

 

Non. Au contraire. Je passe le plus clair de mon temps en Californie. Car le climat politique me nourrit. La colère me nourrit. Or je suis en colère la plupart du temps lorsque je suis là-bas. Donc, ce qui pourrait être insupportable pour n'importe qui d'autre est, pour moi, le carburant même de mon écriture.

 

 

 

 

 

Vous vous êtes beaucoup et souvent engagé. Vous vous êtes même présenté aux élections du Congrès en 1960, puis en 1982. C'est rare pour un écrivain. En Europe, nous avons eu Malraux et, à l'autre bord, Drieu La Rochelle. En Amérique latine, Mario Vargas Llosa. Mais, aux Etats-Unis...

 

 

 

 

 

 

 

 

Un écrivain est aussi ce que son roman familial a fait de lui. Moi, mon grand-père était sénateur. Mon père a servi dans l'administration Roosevelt. Autrement dit, j'ai grandi dans la politique. C'est sans doute pourquoi il m'a tout de suite semblé naturel de m'engager dans les combats de mon temps et aussi, dans mes livres, de participer à l'écriture de l'histoire de mon pays. J'y ai consacré de nombreuses années, sept romans, d'innombrables essais. Je sais que la plupart de mes contemporains s'intéressent plutôt à la question du mariage, à la garde des enfants ou à l'art et à la manière de devenir professeur. Fascinant, n'est-ce pas ? Mais très peu pour moi.

 

 

 

 

 

Quel genre d'impact une voix comme la vôtre a-t-elle sur l'opinion américaine ?

 

 

 

 

 

Ces petits livres que j'écris, comme La Fin de la liberté, qui porte sur l'après 11-Septembre, se vendent à des centaines de milliers d'exemplaires. Face à ça, on me dit que les romans sur le mariage ne se vendent pas. Ce n'est peut-être pas le jugement de Dieu. Mais c'est celui de l'Histoire...

 

 

 

 

 

C'est important, pour vous, le succès ?

 

 

 

 

 

Pour ce genre d'écriture polémique, oui, il est indispensable de toucher le plus grand nombre. A part ça, la vérité est que je n'ai jamais été impressionné par les petites oeuvres autocentrées de mes confrères. Freud a fait un mal fou à la littérature américaine. Les gens ont commencé à se faire "analyser" dans les années 1940. Et tout le monde est devenu terriblement engoncé dans son moi. Saul Bellow a écrit à ce sujet une pièce hilarante que j'ai aidé à produire, The Last Analysis. Un petit chef-d'œuvre sur les petites natures de l'égotisme américain.

 

 

 

 

 

Y a-t-il des écrivains de votre génération que vous lisiez, que vous admiriez ?

 

 

 

 

 

Je lis beaucoup d'essais, d'histoire, presque pas de romans. A l'occasion, je trouve un bon essai dans la New York Review of Books, mais l'auteur disparaît aussitôt. L'écrivain que j'ai vraiment aimé au cours de ma longue vie, c'est Italo Calvino. C'est moi qui l'ai introduit en Amérique. Ça a été dur, car il n'était pas "familier". Or les Américains n'aiment que les choses sur lesquelles ils peuvent coller une étiquette. Quitte à tuer ce qu'ils sont en train d'étiqueter. Regardez ces pauvres écrivains sud-américains. Certains sont très bons. Mais le "réalisme magique" les a tués. Les critiques sont comme les touristes qui reviennent en disant qu'ils ont "fait" le Machu Picchu : "ça y est, on a fait le réalisme magique" ­ - et hop ! à la trappe !

 

 

 

 

 

Si on devait vous comparer à un écrivain français, ce serait sans doute à Gide. Le Gide du Voyage au Congo et des Nouvelles Nourritures terrestres, le saint patron de l'homosexualité politique...

 

 

 

 

 

 

 

 

J'aime cette comparaison. D'ailleurs, j'ai connu Gide. 1bis, rue Vaneau, c'est là qu'il habitait, au premier étage. Il avait un grand bureau avec des milliers de livres où il m'a invité, un jour, à petit déjeuner. Il m'a proposé de m'offrir un de ses livres. J'ai choisi Corydon. Il m'a répondu : "Je n'offrirai jamais ce livre ; il est si démodé, si stupide." Et moi : "C'est bien pour cela que j'en ai envie." Je l'ai toujours, dédicacé. Et pas si mauvais qu'il le croyait.

 

 

 

 

 

Que pensez-vous de la religion, aujourd'hui, outre-Atlantique ?

 

 

 

 

 

C'est l'œuvre du diable. Il n'y a peut-être pas de bon Dieu, mais il y a sûrement un diable et sa passion dominante, c'est la religion des fondamentalistes protestants. Je crois que mon pays commence, à de nombreux égards, à ressembler à une théocratie. Par le biais de la télévision, les évangélistes lèvent des fonds considérables qu'ils investissent ensuite pour faire élire des obscurantistes attardés. Comme il n'y a pas de système d'éducation publique, la grande majorité de mes concitoyens est d'une ignorance à faire peur. Ils ne savent pas où est l'Irak. Ils prennent tout ce que le gouvernement leur dit pour parole d'Evangile. Bon sang, n'importe quel pays normal se serait révolté contre cette guerre ! Mais nous sommes un pays anormal, gouverné par des experts en publicité mensongère.

 

 

 

 

 

Et le Parti démocrate ?

 

 

 

 

 

Si vous arrivez à le trouver, j'y jetterai un œil... Mais il n'existe pas.

 

 

 

 

 

 

 

 

Le pays n'a pourtant jamais été si divisé.

 

 

 

 

 

Oui. Entre impéralistes et anti-impérialistes. Car telle est la situation. Le pays le plus puissant du monde est en train de retourner à l'âge de la pierre. Ils disent : "Nous avons été élus par les dieux pour gouverner la planète." Mais la vérité c'est qu'il s'agit surtout de mettre la main sur les dernières réserves de pétrole. Au lieu de trouver des énergies alternatives, nous cherchons à asservir des régions entières du monde. Ces gens ne comprennent pas que le pays, ce faisant, court à sa perte.

 

 

 

 

 

 

 

 

Propos recueillis par Lila Azam Zanganeh

 

 

LE MONDE | 31.08.05 | 13h28

 

 

 

 

Publié dans THÉORIE - PRAXIS

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