Si vile ?... LA DÉSOBÉISSANCE.
| Désobéir
Occuper une usine afin d’empêcher les déménageurs, à la solde du patron qui délocalise, d’emporter les machines ; arracher les plantes génétiquement modifiées pour protéger la santé de chacun ; marier des homosexuels ; siéger en silence dans une assemblée ou occuper pacifiquement la chaussée le temps d’un sit-in sont quelques-unes des actions politiques que l’on associe bien souvent à la « désobéissance civile ». Une attitude pas si nouvelle que cela...
Un jour de juillet 1846, à Concord (Massachusetts, Etats-Unis) — où il était né en 1817 —, Henry David Thoreau croise Samuel Staples, gendarme municipal, qui lui réclame le montant de ses impôts et s’apprête même à lui avancer l’argent nécessaire pour s’en acquitter. David Thoreau, qui réside depuis près de deux ans dans une cabane au coeur de la forêt de Walden et qui se rend à la ville pour récupérer ses souliers chez le cordonnier, est quelque peu interloqué. Il rétorque qu’il refuse, par principe, de verser de l’argent à l’Etat alors même qu’il est en désaccord avec la politique de cet Etat et qu’il ne souhaite absolument pas contribuer à financer la guerre contre le Mexique. Il est donc arrêté et doit passer la nuit au poste, malgré le versement de l’impôt par une « mystérieuse » femme (certainement sa tante, Maria Thoreau). Plutôt populaire dans cette bourgade convertie aux idées novatrices de Ralph Emerson (1803-1882) et des intellectuels gravitant autour de lui et de la revue The Dial, David Thoreau se doit de relater son expérience et d’argumenter son acte. Il rédige « La relation de l’individu à l’Etat », texte qu’il présente lors d’une conférence à Concord en janvier 1848. Elizabeth Peabody belle-soeur du romancier Hawthorne la publie dans sa revue, Aesthetic Papers, en mai 1849, sous le titre de « Résistance au gouvernement civil », qui, dans les oeuvres complètes de Thoreau publiées après sa mort en 1862, deviendra La Désobéissance civile (1). Ce texte polémique, à dire vrai, tomba vite dans l’oubli, et Thoreau lui-même n’y fit plus référence. C’est Léon Tolstoï qui, on ne sait trop comment, le lut et invita les Américains, dans une lettre publiée par la North American Review, au début du XXe siècle, à renouer avec cette attitude courageuse et exemplaire d’un individu osant affronter l’Etat lorsque celui-ci fait fausse route. Peu auparavant, un étudiant indien à l’université d’Oxford, Mohandas K. Gandhi, végétarien, se rapproche d’autres végétariens, dont Henry S. Salt, biographe de Thoreau, qui lui prête cette brochure. Gandhi est enthousiasmé et, devenu avocat en Afrique du Sud, la publie dans sa revue, Indian Opinion, le 26 octobre 1907. Par la suite, et jusqu’à son assassinat en 1948, il ne cessera de prôner la désobéissance civile, qu’il associe à la pratique de la non-violence. Thoreau a été impressionné par Bronson Alcott, citoyen de Concord peint par sa fille Louisa May sous les traits du docteur March dans Little Women, qui déclarait haut et fort sa décision de ne pas régler son impôt tant que son gouvernement ne mettrait pas un terme à l’indigne politique esclavagiste. On raconte qu’un squire Samuel Hoar régla la note, mais l’essentiel est ailleurs : l’idée qu’un seul citoyen puisse se dresser contre son gouvernement, en son âme et conscience, afin d’être en accord avec les principes constitutifs de son Etat était définitivement reconnue. C’est cette idée que va, à son tour, revendiquer David Thoreau. Dans les premières lignes de son libelle, il indique à quel point la présence d’un quelconque gouvernement correspond à un déficit de conscience chez les citoyens. « La seule obligation qui m’incombe, à juste titre, affirme-t-il, consiste à agir en tout moment en conformité avec l’idée que je me fais du bien. » Plus loin, il illustre ce principe moral en expliquant qu’une nation dite « libre » ne peut avoir un sixième de sa population réduit à l’esclavage et qu’il est par conséquent « grand temps pour les honnêtes gens de se rebeller et de songer à la révolution ». Comme il existe des lois injustes, le juste trouve sa véritable place en prison, près des victimes d’un gouvernement inique. Quant aux fonctionnaires qui veulent servir le bien, ils se doivent de démissionner...Thoreau avoue payer volontiers la taxe pour l’entretien des routes ou pour l’école, mais il n’admet pas de financer une guerre, qui, de fait, contribue à renforcer les Etats du Sud esclavagistes. Un Etat soucieux de justice pour tous et de respect pour chacun annonce, selon lui, sa propre disparition... Chercher une loi à laquelle obéir est toujours, à ses yeux, un signe de servilité contraire à l’affirmation de la singularité de chaque être. Analysant ce texte dorénavant emblématique au regard du Mouvement des droits civiques qui agite l’Amérique des années 1960, la philosophe Hannah Arendt (2) explique qu’il indique non pas ce qu’il faudrait faire pour corriger les injustices, mais comment les éviter. En accord avec Montesquieu, elle croit en un « esprit des lois » qui change d’un pays à l’autre, et ainsi considère que la désobéissance civile est typiquement liée aux conditions de naissance de l’Union. Elle y trouve l’idéal du « consentement » et son corollaire, le « droit au désaccord », comme fondements de l’« art d’association en commun », propres aux colons et à leurs descendants, qu’admirait tant Alexis de Tocqueville. S’interrogeant sur l’éventuelle exportation de ces pratiques dans d’autres systèmes politico-juridiques dominés par la « tyrannie de la majorité », Hannah Arendt pense qu’elle s’accompagnera d’une contestation de la machine juridique, bureaucratique et cynique. Quant au gouvernement américain, en guerre contre le Vietnam sans l’avoir déclarée, et incapable d’assurer l’égalité des droits entre Blancs et Noirs, il réactive, de fait, la désobéissance civile. Ces situations d’alerte que sont les dysfonctionnements des institutions se multiplient dans le monde, et Hannah Arendt y voit le signe d’une généralisation du désaccord, devenu résistance. C’est déjà ce que Gandhi propageait avec le Satyâgraha (3), mot qu’il invente et qui signifie « se retenir » à la vérité. Il indique à plusieurs reprises que « le Satyâgraha n’est pas autre chose que la Vérité et la Douceur dans la vie politique », qu’il suppose la non-violence, mais pas la passivité. Au contraire, la désobéissance civile « est une infraction civile à des décrets sans morale que la loi a établis ». Ses emprisonnements, sa constance dans cette attitude probe, son ouverture aux autres et son respect de chacun y compris de ses ennemis assurent à Gandhi de nombreuses adhésions. Mais son combat se révèle sans fin, car l’injustice de certaines lois, la perversité des institutions, l’indécence des « décideurs » semblent posséder une capacité de renouvellement inquiétante ! Parfois, le rapport des forces est tel que seule la désobéissance civile est envisageable. Le roi Christian du Danemark l’avait bien compris, qui, face à l’exigence des nazis d’imposer l’étoile jaune aux juifs lors de l’occupation du pays, épingla lui aussi cette étoile sur son manteau. Il fut suivi par de nombreux Danois, et les nazis reculèrent ce qui n’empêcha pas diverses représailles. En France, Léon Bazalgette, spécialiste de Whitman, présente le libelle de Thoreau dans le Magazine international en 1894, avant d’en publier une traduction en 1921. C’est celle-ci que Romain Rolland va lire et utiliser dans sa Vie de Vivekananda, et qui marquera Jean Giono, au cours des années 1930, au point de s’inspirer du titre pour sa dénonciation de la guerre, de toutes les guerres, Refus d’obéissance. Ainsi, en France, ce sont d’abord les littérateurs qui s’imprègnent de la pensée de Thoreau, puis les militants libertaires et, via Gandhi et l’Inde mystique, les disciples de Lanza del Vasto (1901-1981). On le voit, désobéir est un verbe peu usité par les « politiques » et les leaders d’opinion, sauf depuis quelques années avec un José Bové, un Noël Mamère ou quelques altermondialistes qui n’hésitent pas à questionner le droit et la loi au nom du respect même de l’humain. Par quel aveuglement les « politiques » s’obstinent-ils à ne pas reconnaître l’obsolescence d’une loi, son décalage avec des conditions inédites jusque-là, sa violence perpétrée au nom d’un Etat désincarné ? Le droit au désaccord et la désobéissance civile sont alors, pour tout individu doté d’une conscience, un devoir.
Par Thierry Paquot
(1) Mille et une nuits, Paris, 1997. Sur David Thoreau : « De désobéir au crime d’obéir », par Louis Simon, Europe, n° 459-460, 1967, p. 210 et suiv. (2) Hannah Arendt, « La désobéissance civile », dans Du mensonge à la violence, essais de politique contemporaine, Calmann-Lévy, Paris, 1972, pp. 57-109. (3) Cf. Gandhi, La Jeune Inde, introduction de Romain Rolland, Stock, Paris, 1924.
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