La gauche devrait RÉAPPRENDRE à connaître les mondes du travail, de l’intérieur. RETROUVER la capacité de traduire de manière progressiste les aspirations sociales qui existent en son sein.

Publié le par RBBR

 

Le cheval de Troie du libéralisme

La gauche devrait réapprendre à connaître les mondes du travail, de l’intérieur. Cela suppose deux choses : primo, moins céder à la tentation de parler au nom de ceux-là ; secundo, retrouver la capacité de traduire de manière progressiste les aspirations sociales qui existent en son sein.

Quelle est la place de la « valeur travail » dans ce chantier ? À mon sens, cette notion obscurcit plus qu’elle n’éclaire, divise plus qu’elle ne rassemble. Grâce à elle, la droite réactionnaire aurait trouvé une base sociale parmi les ouvriers ?

Certes, il existe depuis longtemps une frange d’ouvriers réceptifs au discours réactionnaire. Déjà en 1983, René Mouriaux et Jacques Capdevielle avaient dessiné le portrait de l’ouvrier conservateur (1).

De nombreuses enquêtes ont mis en évidence comment l’extrême droite a mobilisé électoralement une population ouvrière soit abstentionniste soit déçue de la gauche. Le refus de se résigner à une condition sociale détériorée va de pair avec l’attribution des causes de cette dégradation à des populations étrangères. À cela s’est ajoutée la mise en cause d’un État (la « politique ») qui n’assurait plus une protection sociale ni un bien-être.

Alors, quoi de neuf ? Au second tour de la présidentielle, une majorité de l’électorat plébéien de l’extrême droite s’est reportée sur le candidat de la droite. Par réalisme, par pragmatisme. La posture de dénonciation de l’establishment finit par s’user, y compris à l’extrême droite. Sarkozy a su incarner l’espoir d’un volontarisme politique qui mette de l’ordre.

Mais quelle est la place de la « valeur travail » dans ce vent contraire ?

Reconnaissons-le, la notion fait mouche. Mais auprès de certains seulement : les anciens, ceux qui gardent un rapport expressif à leur travail (satisfaction du travail bien fait, goût de l’effort), et qui peuvent et doivent le maintenir (artisans, ouvriers qualifiés, ouvriers entrepreneurs), ceux-là qui n’aiment pas trop les jeunes travailleurs, trop indolents, n’ayant plus le goût de l’effort, et encore moins les chômeurs et les précaires. Bref, ceux qui se plaignent trop... Et puis, adhérer à la valeur travail, c’est aussi caresser l’espoir que le travail sera mieux reconnu, que l’effort sera mieux considéré. Mais la question demeure : reconnaître la valeur travail, est-ce augmenter les salaires, augmenter ses revenus, en faisant des heures supplémentaires ? On connaît la réponse : rien ne doit fragiliser la compétitivité des entreprises. Dans cette optique, il n’y a donc comme solution qu’une diminution des minima sociaux... Sauf que bon nombre d’actifs, travaillant durement pour gagner leur salaire, ont également des parents au chômage et sont menacés eux-mêmes par le chômage.

L’adhésion à la « valeur travail » comme thème mobilisateur pour désolidariser les fragments de la classe salariée (stables, instables et surnuméraires) me semble donc fragile. Elle ne peut prospérer qu’avec une atonie de la conflictualité sociale. Ce qui n’est pas le cas comme le démontre l’enquête réponse 2002-2004 (2). De plus, l’adhésion à la valeur travail, telle que défendue par la droite (et la gauche libérale) est bien moins large que l’on pense. Parfois, l’éthique de service public, ou l’exercice d’un travail complexe et valorisant permet une identification avec celui-ci. Mais dans beaucoup d’autres cas, observés lors de mes enquêtes (logistique, agroalimentaire, sous-traitants, intérim), cette identification est bien difficile. Elle n’est pas inoxydable non plus, et cela même pour les cadres. Apparaissent alors les sentiments de lassitude, un rejet du « labeur », pouvant aller parfois jusqu’au sabotage, sinon une sourde résistance qui consiste à faire le « service minimum » et à se cacher derrière le « masque d’idiot ». C’est pourquoi la « valeur travail » n’est plus et ne saurait plus représenter la ligne de résistance sur laquelle se construit une action collective. Certes, elle constituait une culture ouvrière (masculine). Et chaque syndicaliste, s’il voulait agir comme tel, se devait de bien faire son travail. Mais aujourd’hui, défendre la « valeur travail », c’est décomplexer les actifs dans leur désolidarisation à l’égard des plus faibles. La « valeur travail » est un mot d’ordre qui cherche à fonder l’aspiration à bien gagner sa vie sur des bases méritocratiques. Agiter cette valeur, c’est diffuser dans le corps social des modes de conduite pour « s’en sortir » et surtout pour accepter que d’autres ne s’en sortent pas. Ils n’auront qu’à s’en vouloir à eux-mêmes. Le pire c’est que cela n’est pas tout à fait faux. Sauf que la déshumanisation gagne du terrain et la lutte de tous contre tous aussi. Et surtout, lsociale individuelle ne peut fonctionner que si d’autres stagnent ou régressent. La droite et la gauche libérale se cantonnent à la société des individus. Une vraie gauche ne peut exister que si elle retrouve les mots qui feront exister une communauté de destin. Et celle-ci ne peut se forger que dans une lutte pour faire advenir une amélioration des conditions de vie d’une majorité sociale, celle des salarié-e-s.

(1) L’Ouvrier conservateur, René Mouriaux, Jacques Capdevielle, Cahiers du LERSCO nº 6, Nantes, 1983. 60 pages.

(2) Voir à ce sujet le dossier du nº 3-4 de la revue les Mondes du travail (www.lesmondesudtravail.net).

Par Stephen Bouquin, maître de conférences en sociologie à l’université de Picardie Jules-Verne, directeur de la revue les Mondes du travail.

Article paru dans l'édition du 19 mai 2007.

Publié dans THÉORIE - PRAXIS

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