...Elle finissait par mexcéder, moi, cette utilisation tous azimuts des téléphones portables, à pied, en voiture, à vélo, en rollers, au lit, aux W.-C., même au spectacle, quasi un nouvel organe.
« C’est le mauvais temps qui me protégeait le mieux. Plus de travaux extérieurs, personne sur les échafaudages, plus de barbecues à minuit dans les jardins avec beuglantes en stéréo, blagues graveleuses et rires avinés. Je désirais follement les intempéries. Rien ne m’était plus délectable qu’un ciel de tempête. Je vouais un culte aux bourrasques, aux averses, à la grêle qui mitraille les chaussées et les toits. J’applaudissais l’annonce du crachin, j’exultais devant la grisaille. Si le temps virait à l’orage, c’était Noël. J’allumais des cierges dans mon for intérieur pour que l’orage éclate à pleins seaux, que les éclairs s’en mêlent, que le tonnerre explose, que les gouttes inondent les rues, les caniveaux, qu’elles noient la ville sous un édredon liquide. J’aurais aimé que la pluie enfle et se prolonge, comme la mousson. Le gel était une bénédiction, la neige une délivrance : je redoutais les glissades sur les plaques de neige molle, mais rien n’étouffe les bruits comme elle. (...) Le verglas m’incommodait, de même que le brouillard, j’en déplorais les désagréments, mais j’adorais la morsure du froid qui oblige à boucher les issues. Alors je n’avais plus à subir l’intrusion des autres, ils demeuraient chez eux enfermés à vaquer de leur côté sans s’introduire de force dans mon intimité. Le bruit des autres, le sans-gêne des autres, l’égoïsme des autres. De ceux qui envahissent l’espace entier, nos appartements, nos maisons, chacun des lieux où l’on réside. Ils entrent sans frapper. Ils s’accordent tous les droits, ils se permettent toutes les outrances. Rien ne les arrête, les autres. Personne ne les convie, ils entrent quand même. Les autres, ce sont les bruyants. Ils décident, ils s’imposent. Ce sont les prédateurs, les pollueurs de tympans, tous ces gens qui nous déversent des turbulences à pleins tonneaux dans les oreilles, qui nous volent notre liberté, qui nous arrachent à nous-mêmes. Les colonisateurs du silence, les termites du cerveau. »
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« Là comme ailleurs, les clients dînaient le portable à l’oreille, chacun dans son univers, assourdissants. C’est comme les transports en commun, me disais-je, il suffit de les prendre pour être assailli par les conversations gueulées à des interlocuteurs invisibles, les gens alentour ignorés, niés, réduits en cendres, toutes frontières abolies entre les espaces public et privé à la manière des régimes totalitaires, éventrés que nous sommes par les sons d’autrui, ouverts aux quatre vents, attaqués de tous côtés, fourragés sans pitié, perforés de part en part. Paradoxe de l’individualisme, on ne disposait plus de périmètre infrangible, d’un quant-à-soi étanche, la collectivité s’imposait sans sauvegarde possible (...). Elle finissait par m’excéder, moi, cette utilisation tous azimuts des téléphones portables, à pied, en voiture, à vélo, en rollers, au lit, aux W.-C., même au spectacle, quasi un nouvel organe. Tous ces gens à déblatérer en public, chacun enfermé dans son monde comme des petits sapins en plastique sous les flocons dans leur globe. »
Jean-Michel Delacomptée, La vie de bureau
http://www.peripheries.net/article32.html