L'article 19 de la Déclaration Universelle des Droits de l'Homme précise "Tout individu a droit à la liberté d'opinion et d'expression, ce qui implique le droit de ne pas être inquiété...

Publié le par R.B

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L'émergence d'un nouveau mouvement social à l'ère du numérique
 
Par Hervé Le Crosnier

 

Dès la première intervention des trois jours d'une conférence exceptionnelle qui s'est tenue à l'Université de Yale du 21 au 23 avril 2006, le ton a été donné : un nouveau mouvement social prend conscience de lui-même sous nos yeux.

 

La prise de conscience de l'émergence d'un nouveau mouvement social

 

Le cadre était a priori surprenant pour l'affirmation d'un mouvement social de l'ère du numérique : l'Université la plus huppée de la côte est des États-Unis, un ensemble de juristes, d'économistes, de bibliothécaires,... mais une énergie nouvelle pour prolonger les promesses de l'internet et de la société en réseau afin d'ouvrir pour tous, partout dans le monde, les bénéfices de l'accès à la connaissance.

 

La conférence "Access to Knowledge" ("a2k" dans le jargon qui émerge) se voulait l'occasion de réunir les principaux activistes, propagandistes et théoriciens de ce mouvement social émergent, afin de clarifier les perspectives et de se donner les moyens de contrer les offensives des "maximalistes de la propriété intellectuelle". Les trois jours furent intenses, provoquant la réflexion et incitant à l'optimisme et à l'action. Loin de se limiter à une dénonciation des tentatives de mainmise sur le savoir et la culture par les industries spécialisées (des médias, de la pharmacie, de l'édition scientifique ou de l'entertainment), la conférence a montré le caractère hautement productif pour l?ensemble de la société du partage des connaissances. Comme l'indiquait Jack Balkin dans son introduction, l'accès au savoir n'est pas uniquement une question de développement économique, mais aussi un outil de justice sociale et de participation démocratique.

Une centaine d'intervenant(e)s dans près de 20 panels, des séances plénières largement suivies, des discussion passionnées dans les couloirs, des prises de rendez-vous pour les événements à venir... tous les ingrédients étaient réunis pour le succès. Et les rencontres à venir devraient le confirmer : de Paris en juin 2006 pour la conférence de la TACD, à l'idée d'une conférence internationale en 2010, à l'occasion des 300 ans de la première loi sur le droit d'auteur (le "Statut d?Anne" en Angleterre).

La Conférence visait à renforcer la conscience collective de personnes venant de divers horizons géographiques et disposant de plusieurs corpus d?analyse (économie, droit, bibliothéconomie, participation citoyenne,...). Il en ressort une vision selon laquelle la construction d'une société de justice sociale, d'indépendance et de démocratie citoyenne au 21ème siècle ne pourra pas faire l?impasse sur la question du partage du savoir et sur les régimes de financement de la recherche, de l'éducation, de l?innovation et de la création.

 

Un cadre théorique pour un nouveau mouvement social

 

La Conférence était organisée par le "Information Society Project" de l?Université de Yale. Son Directeur, Jack Balkin, a introduit la première séance plénière en présentant les trois points essentiels pour définir un cadre au mouvement de l?accès aux connaissances :

-  L?accès aux connaissances est une demande de justice sociale. Ce mouvement émerge des changements produits dans la société et dans l?économie par les nouvelles technologies et les réseaux. Alors que se développe une économie globale, le contrôle sur le savoir et l?information détermine de plus en plus le niveau de vie et le pouvoir. Il ne s?agit pas de faire une balance optimale entre l?équité et l?efficacité. Ce combat ne se limite pas au meilleur partage d?un gâteau, mais sur la façon de faire un gâteau plus grand et de le partager plus équitablement : donner à chacun les moyens de faire un gâteau et de le proposer aux autres.

-  L?accès aux connaissances est une question de développement économique, mais aussi une question de participation individuelle et de liberté humaine.

-  L?accès aux connaissances concerne évidemment la question de la propriété intellectuelle, mais il va bien au delà. Même les lois de propriété intellectuelle les plus restrictives n?expliquent pas à elles seules les difficultés d?accès aux connaissances dans le monde entier. Il convient aussi de considérer la mise à disposition d?accès universels aux télécommunications, les services de santé, la censure,... L?existence d?une sphère publique, la liberté de la presse, la transparence, toutes questions évidemment liées à l?accès au savoir, sont les meilleurs moyens de lutter contre la corruption et d?assurer que les gouvernements servent bien l?intérêt de toute la société.

Et Jack Balkin de conclure : "Permettez-moi de généraliser sur ce dernier point : l?accès universel aux télécommunications, la distribution d?ordinateurs gratuits, la construction de bibliothèques et de télécentres, le partage de l?information agronomique entre les paysans, l?éducation des femmes, notamment sur la santé et la contraception,... sont parmi les choses les plus importantes que les pays peuvent mettre en place pour promouvoir l?accès aux connaissances pour la part la plus large de leur population. Je voudrais insister : les gouvernements défendent l?accès au savoir de bien d?autres manières qu?en édictant des lois sur la propriété intellectuelle : au travers de formes de régulation et de dérégulation, au travers de politiques pour encourager les acteurs privés à produire des savoirs et des biens informationnels, et aussi au travers de la capacité des gouvernements à fournir leur propres systèmes d?information, de savoir et d?éducation."

 

Un outil d'organisation, de promotion et d'incitation politique autant qu?un cadre d'analyse

 

Sisule Musungu représentait le South Centre, un think-tank collectif des pays du Sud (anglophones) qui a vocation à aider les diplomates de ces pays à participer à l?élaboration des lois internationales à Genève. Son intervention visait à replacer le mouvement pour l?accès aux connaissances dans le contexte du débat à l?OMPI (Organisation mondiale de la Propriété intellectuelle) sur "l?Agenda du développement". Il s?agit de la rencontre entre une démarche émanant de pays en développement auprès de l?OMPI et de mouvements qui veulent définir l?espace de liberté autour de l?accès au savoir. Et de rappeler les étapes de construction de ce mouvement, depuis l?Appel de Genève sur le futur de l?OMPI, jusqu?aux réunions de travail organisées en 2005 à Genève et à Londres pour faire avancer le corpus de réflexion collective des différents mouvements, notamment autour des réseaux de consommateurs, des bibliothèques du monde (avec la participation de IFLA, INternational Fédération of Libraries Organisations - Fédération Internationale des Associations de Bibliothécaires) et d?activistes du Sud comme le Thirld World Network.

Le concept de l'accès aux connaissances permet de mieux défendre les revendications des pays en développement pour un changement équitable des règles légales et institutionnelles mondiales. Il offre des perspectives claires, qui sont à même de toucher les dirigeants et d?offrir des modes de calcul et d?évaluation des avancées ou des reculs de la construction d?une société solidaire de l?information. En ce sens, l?accès aux connaissances est un outil politique qui permet de faire sortir les questions de propriété intellectuelle du cadre très technique dans lequel il est enfermé actuellement.

Sisule Musungu a appelé à considérer le mouvement de l'accès aux connaissances en liaison avec plusieurs autres cadres normatifs mondiaux, comme celui des Droits Humains, celui du développment, celui pour l'accès libre à la culture et enfin à l'insérer dans le cadre économique afin de développer une autre vision de l'efficacité du partage des connaissances.

 

Les droits humains

 

La question de la relation entre le mouvement pour l?accès aux connaissances et le combat sans cesse renouvelé pour les Droits humains a occupé de nombreux débats. Davinia Ovett, de l?ONG 3D a présenté ces questions dans la plénière d?ouverture. 3D (-> Trade - Human Rights - Equitable Economy) est une organisation non gouvernementale, indépendante et à but non lucratif basée à Genève. 3D encourage la collaboration entre les professionnels du commerce, du développement et les défenseurs des droits humains afin que les réglementations commerciales soient élaborées et appliquées dans l?objectif d?une économie équitable.

L'article 19 de la Déclaration Universelle des Droits de l?Homme précise "Tout individu a droit à la liberté d?opinion et d?expression, ce qui implique le droit de ne pas être inquiété pour ses opinions et celui de chercher, de recevoir et de répandre, sans considérations de frontières, les informations et les idées par quelque moyen d?expression que ce soit.". En faire un outil pour le mouvement de l'accès aux connaissance ouvre deux portes :

-  Le mouvement regarde plus loin que les questions de propriété intellectuelle, ce qui fut un leitmotiv des trois jours. Des verrous sont posés sur la libre circulation des idées (par des droits excessifs comme par l?absence de droits). Les ouvrir a des conséquences sur de nombreux domaines de l?échange et du partage du savoir.

-  les États qui ont signé la DUDH doivent prendre toutes les mesures qui s?imposent pour ouvrir l?accès aux connaissances. Cette responsabilité des États peut entrer en conflit avec les intérêts des transnationales, notamment dans la communication et les médias globaux

Davinia Ovetta aussi introduit une question qui sera reprise par James Love : les industries basées sur la gestion de propriété intellectuelle ont détourné les messages de la Déclaration Universelle des Droits de l?Homme par une interprétation restrictive. Le mouvement pour l?accès aux connaissances doit aujourd?hui redresser la barre et montrer que le texte de la DUDH, la lettre et l?esprit, au moment de son écriture en 1948, voulait dire des choses bien plus ouvertes que l?interprétation actuelle diffusée par les médias globaux.

En particulier, James Love a plaidé pour que l?on trouve une solution destinée à rejoindre les deux parties de l?Article 27 de la DUDH :

-  1. Toute personne a le droit de prendre part librement à la vie culturelle de la communauté, de jouir des arts et de participer au progrès scientifique et aux bienfaits qui en résultent.

-  2. Chacun a droit à la protection des intérêts moraux et matériels découlant de toute production scientifique, littéraire ou artistique dont il est l?auteur.

Pourquoi maintenant ? Quelle importance ? Que faire ?

L'intervention de Yochai Benkler était attendue. A la fois parce qu?il a été une des chevilles ouvrières de l?organisation de ce colloque, mais aussi parce qu?il vient de publier un livre séminal sur ce sujet : "The wealth of networks" (un jeu de mot sur le livre de Adam Smith "The wealth of nations"). La prise de parole fut à la hauteur des espérances. Un discours rapide, brillant, capable de survoler un vaste panorama, mais aussi de faire prendre corps au sentiment d?émergence de quelque chose de nouveau, de fort et aussi d?actuel. Non pas un mouvement s?appuyant sur de longues pratiques, mais le sentiment que nous assistons à un phénomène de cristallisation, quand de partout le changement de phase se produit. Non pas un mouvement qui s?oppose à des tendances lourdement inscrites dans les sociétés, mais au contraire, un mouvement mobile, inventif pour contrer une volonté de mainmise sur la culture et la connaissance qui est très récente, datant au plus d'une vingtaine d'années, et donc aisément renversable.

La scène actuelle est marquée par la conjonction de plusieurs facteurs :

-  le passage de la décolonisation à l?intégration mondiale

-  la montée en puissance de l?économie de l?information, avec des rythmes différents selon les pays, mais qui globallement concentre le capital dans des industries dépendantes de la connaissance.

-  le basculement d?une économie industrielle de l?information (médias et télécoms) vers une économie en réseau, plus concurrentielle et offrant des potentiels nouveaux aux acteurs

-  l'émergence d?une vision alternative qui ne serait plus basée sur les stratégies d'États comme le communisme ou l?État providence, mais qui s?appuierait sur la mise en oeuvre des droits humains, d?une politique participative et la conception du développement comme une nouvelle liberté dans le monde.

Les deux premiers facteurs montrent une intégration croissante entre l?organisation du marché et la question de la propriété intellectuelle, notamment dans la production de médicaments (génériques indiens ou brésiliens) et dans la mise en oeuvre de négociations bilatérales dans lesquelles les États-Unis imposent des règles sur la propriété immatérielle qui vont bien au delà des accords internationaux.

La conception que des industries aussi diverses que la pharmacie, l?électronique et Hollywood seraient des "industries de la propriété intellectuelle" date seulement des années 80. Il est possible de faire machine arrière, comme nous l?ont montré les mouvements de malades du SIDA et les exceptions qu?ils ont obtenu à Doha. La mobilisation des scientifiques pour la libre-publication des articles et pour la mise à disposition des données fondamentales (comme celles du décryptage du génome humain) marque de nouvelles alliances dans la construction d?un mouvement large et ouvert. Les nouvelles pratiques basées sur la connaissance (comme Wikipedia) et la radicalisation du mouvement des logiciels libres (qui construit l?opposition aux brevetage des algorithmes) sont symptomatiques.

Et Yochaï Benkler de conclure : "Nous sommes à un moment charnière. Nous avons l'opportunité de construire une coalition pratique, culturelle et intellectuelle dans un moment de grande transformation. Les enjeux sont élevés : comment pourrons-nous être des individus libres, égaux et productifs dans une économie de l?information en réseau. (We stand at the moment of opportunity. We have an opportunity to forge a practical, cultural and intellectual coalition at a moment of transformation. The stakes are high, the question is how should we be as free, equal, productive human beings in a global network information economy.)"

 

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Décliner ces perspectives dans les différents secteurs

Accès aux connaissances et médicaments

Les connaissances traditionnelles

Neutralité du réseau internet

Le rôle des bibliothèques

Une approche économique

L'économie politique de la connaissance

Construire le mouvement pour l'accès aux connaissances


 

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