Jeune mariée, Journal, 1957-1962, de Catherine Robbe-Grillet. Le sadomasochisme très cultivé et de stricte tenue de Catherine Robbe-Grillet va trouver ainsi sa consécration publique.

Publié le par BR

 

 

Catherine Robbe-Grillet, les jeux d'une libre mariée

 

 

L'épouse de l'écrivain publie le "Journal" qu'elle a tenu de 1957 à 1962, dans lequel elle évoque le climat de l'époque. Elle rend compte surtout de la connivence érotique, mondaine et littéraire d'un couple original.

 

Le monde littéraire se souvient de son apparition à l'émission "Apostrophes" ; Bernard Pivot l'interrogeant sur son livre Cérémonie de femmes, où elle raconte les troublantes mises en scène sexuelles qu'elle organise pour quelques amateurs éclairés de rituels sadomasochistes.

 

Elle est depuis quarante-sept ans l'épouse menue et allègre d'Alain Robbe-Grillet. Celui-ci l'avait draguée lors d'un voyage d'étudiants en Yougoslavie et avait écrit à ses parents : "Belle proie pour un satyre." On ne sait plus qui des deux fut la proie de l'autre, mais ce qu'il y a de sûr, c'est que c'est un couple qui tient. Qui tient parce qu'il s'amuse. Voilà qui est plus rare qu'on ne dit.

 

"Il y a de bons mariages, disait La Rochefoucauld, il n'y en pas de délicieux." Le mariage d'Alain et de Catherine Robbe-Grillet ferait partie des mariages d'agrément, comme on le dit d'une croisière. Ils ont le sens de la fête, du plaisir, du bonheur, ils n'ont aucun sens du tragique ; ils vont dans la vie de succès en succès avec un appétit intact. Il y a entre eux une connivence érotique, mondaine, littéraire, qui repose sur une conviction partagée, celle qu'Alain est un génie. "Ça, je l'ai pensé tout de suite, mais pas qu'il aurait du succès ; bien sûr, nous le souhaitions tous les deux. Pour vivre plus agréablement. Je voulais un château. Lui, un jardin."

 

Cependant, en 1957, quand Catherine découvre qu'Alain, avec qui elle sort depuis six ans, mais avec qui elle n'a jamais vraiment "couché", par crainte de tomber enceinte, ne peut pas la prendre - ce qui ne les empêche pas de jouir l'un de l'autre de toutes les autres façons -, elle tombe de haut. Il pensait qu'elle avait compris depuis longtemps ; elle s'aperçoit qu'il y a entre eux un malentendu profond. D'autres s'en seraient à jamais chagrinés. Eux vont construire un couple d'une liberté d'un genre nouveau. Il est jaloux (voir son roman La Jalousie, que l'on lira désormais d'un autre oeil), mais il accorde à Catherine le droit de prendre des amants. Elle lui passe beaucoup de ses manies, et entraîne dans leurs jeux les femmes et les hommes qui sont prêts à les partager.

 

Tout cela, que les âmes frileuses se rassurent, ne va jamais très loin. Ni sang ni larmes ; pas de crime. Ce qui les lie avant tout est le goût des voyages et le désir d'une vie à la campagne. Lui veut faire pousser des plantes (ingénieur agronome, il nourrit une passion pour les cactées), elle décorer une maison selon ses goûts. Et, pour cela, Alain Robbe-Grillet travaille dur. Mais il se refuse à gagner de l'argent autrement que par l'écriture, et une écriture sans concession. Elle se plaît à jouer le rôle de soutien intellectuel et moral. En Jérôme Lindon, l'austère patron des Editions de Minuit, qui apparaît dans le Journal de Catherine sous un jour imprévu, ils ont trouvé l'éditeur dont rêve chaque écrivain : non seulement il aime ce qu'écrit Alain, mais il le pousse de toutes les façons.

 

Ce Journal, on a peine à y croire, Catherine l'avait oublié. Elle se rappelait évidemment avoir tenu toute sa vie des agendas, mais ces cahiers de jeune mariée, pourtant méticuleusement tenus, et dûment rattrapés quand le retard s'accumule, étaient rangés dans le grenier de la gentilhommière de Mesnil-au-Grain, près de Caen. A présent que le temps des honneurs est venu pour l'iconoclaste Robbe-Grillet, tout un travail d'archivage et d'historiographie se fait à son sujet. Olivier Corpet, le directeur de l'Institut Mémoires de l'édition contemporaine (IMEC), qui abrite les papiers de l'écrivain, prépare aussi sa biographie. A cette fin, comme Alain Robbe-Grillet ne conserve pas de trace de ses rendez-vous et de ses déplacements, il demande à Catherine de pouvoir consulter ses agendas.

 

LES CONTROVERSES DE L'ÉPOQUE

 

Elle découvre alors quatre gros cahiers d'écolier remplis de son journal des années 1957 à 1962. Elle les lit avec surprise, en se disant que c'est plutôt pas mal, mais beaucoup trop intime pour être publiable. Robbe-Grillet lit à son tour, et juge qu'il vaut mieux le publier maintenant qu'à sa mort, où sa publication apparaîtrait comme une trahison. Sa sexualité, il l'assume très bien. Et elle n'est pas le sujet essentiel du journal.

 

Ce qui l'est, c'est le rapport d'une jeune mariée avec un mari original. Et c'est d'ailleurs ce thème du mariage, de l'ajustement de deux tempéraments différents, qui fait le succès du livre. Sur la vie littéraire, le Journal apporte des informations tout à fait intéressantes : les effets du Manifeste des 121 pour le droit à l'insoumission dans la guerre d'Algérie, que Jérôme Lindon soutient en joignant d'autorité à la sienne la signature de Robbe-Grillet.

 

Comme sur le climat de l'époque, les controverses autour de livres et de films (parmi lesquels L'Année dernière à Marienbad). "Cela m'a fait plaisir de retrouver dans ce Journal l'indépendance de mes jugements par rapport aux goûts du milieu, qui étaient très à cheval sur la nouveauté de bon ton. Je n'ai jamais été impressionnée par les romans de Nathalie Sarraute ou les films d'Antonioni, qui me paraissaient passablement ennuyeux."

 

Catherine, rayonnante dans leur appartement de Neuilly pendant que Robbe-Grillet est à Buenos Aires, se dit heureusement surprise du bon accueil fait à ce gros livre dont elle se demandait bien qui il pourrait intéresser. Elle a de la sympathie pour cette jeune femme qu'elle regarde de loin. La seule note franchement discordante est venue du Nouvel Observateur, où Jérôme Garcin a attaqué Robbe-Grillet avec violence. Comme il commettait des erreurs manifestes, l'écrivain a obtenu un droit de réponse. D'Argentine, il se tient au courant des réactions suscitées par le livre. Sa parution avait été décidée bien avant qu'il ne soit élu à l'Académie française, mais elle paraît à présent liée à cette élection. Catherine s'en moque ; elle attend avec curiosité les réactions de la presse féminine.

 

Mais elle est assez détachée de cette écume des jours. Elle prépare un nouveau volume de ces cérémonies sexuelles qu'elle continue d'organiser pour une quinzaine de participants fidèles. Elle en écrit les scénarios, très élaborés, et souvent inspirés d'oeuvres littéraires, en dirige le déroulement ("le contrôle est essentiel dans ces tableaux vivants, mais il n'empêche en rien le plaisir, voire la jouissance"), en fait ensuite des comptes rendus. La légitimation culturelle de ses pratiques qui échappent à toute marchandisation (jamais l'argent n'intervient dans ces cérémonies qu'un mécène défraie) est partie de Berlin, où Catherine a participé, avec le scénographe Felix Ruckert, à la création de spectacles intitulés Secrets de service. Dans les mois prochains, sera présenté à Beaubourg un spectacle qu'elle prépare avec la chorégraphe Gisèle Vienne sur des textes de Dennis Cooper ; il sera présenté au Festival d'Avignon.

 

Le sadomasochisme très cultivé et de stricte tenue de Catherine Robbe-Grillet va trouver ainsi sa consécration publique. Cela l'amuse énormément. Ce couple qui a parcouru presque le monde entier continue, au bout de tant d'années, à se surprendre lui-même. Quand Catherine parle d'Alain, son oeil s'allume d'éclats d'amour qui sont aussi des éclats d'humour. "Oui, on continue de bien s'amuser ensemble. C'est une chance rare, non ?" Cette absence de sérieux est rafraîchissante chez des gens qui appartiennent déjà à l'histoire et sont devenus les gardiens vivants du futur musée Robbe-Grillet.

 

Michel Contat

 

Jeune mariée, Journal, 1957-1962, de Catherine Robbe-Grillet. Ed. Fayard, 569 p., 23 €.

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