ÉTIENNE BALIBAR

Publié le par BR

 
« Une innovation dans le débat européen »
un entretien avec Étienne Balibar

Olivier Doubre

Pour conclure notre série de « dossiers de l’après-29 mai », nous avons demandé au philosophe Étienne Balibar, longtemps proche de Louis Althusser, auteur d’essais récents sur l’Europe, sa vision de l’avenir de la construction européenne après la victoire du non.

 

Quelles réflexions vous inspirent la campagne référendaire et son résultat ?

Étienne Balibar : Je dois d’abord rappeler que j’ai exprimé quelques jours avant le référendum ma décision de voter non, dans un papier publié par Libération. Après avoir hésité et pesé les raisons ­ sérieuses des deux côtés ­ de voter oui et celles de voter non, ces dernières l’ont emporté. Vu la façon dont la campagne s’est déroulée, ce résultat est au final une bonne surprise. On pouvait en effet craindre que le débat n’ait pas lieu, ou qu’il soit faussé par des calculs à court terme de politique intérieure. On pouvait aussi redouter qu’un certain nombre de questions fondamentales tenant à la situation actuelle de la construction européenne et à l’idée même de constitution de l’Europe, au sens politique, ne soient pas posées. Or il me semble finalement que la campagne a porté sur de vraies questions, surmontant des obstacles du côté de la classe politique, des institutions et des médias dominants qu’il n’était pas évident d’arriver à faire bouger !

Le plus gros handicap de la construction européenne étant le déficit de participation démocratique, on a eu finalement la bonne surprise de constater que la campagne référendaire française, avec ses limites, constituait néanmoins un correctif et même, à beaucoup d’égards, une innovation dans le débat européen. Ainsi, même si d’immenses difficultés subsistent et si l’interprétation du résultat pose de gros problèmes, je pense qu’on peut quand même considérer qu’il s’est produit quelque chose de positif. Mais je récuse un certain triomphalisme du non, qui s’est parfois exprimé au lendemain du résultat. Sans renoncer à mon histoire ni à mon appartenance nationales, j’essaie d’être un Européen convaincu, critique dans la mesure du possible ­ disons un démocrate socialiste européen. Je tiens par conséquent à ce qu’on n’évalue pas seulement un événement de ce genre du point de vue national, mais du point de vue de l’Europe tout entière. Je redoute, vu certaines réactions des tenants du non de gauche, qu’une forme de nationalisme français indécrottable continue de s’affirmer.

La question n’est pas seulement de savoir comment la campagne s’est déroulée en France, mais ce qu’elle signifie du point de vue de l’Europe dans sa totalité. Cela veut dire aussi que la signification de l’événement n’est pas encore complètement claire. Dans la mesure où le non français et le non néerlandais servent de détonateur ou d’accélérateur pour une relance du débat dans l’ensemble des pays européens, aussi bien à l’Est qu’à l’Ouest, sur la nature et les racines de la crise actuelle et sur les objectifs de la construction européenne, tout cela me semble très positif. Par contre, ce résultat serait tout à fait négatif s’il se trouvait susciter une vanité bien française (du type « une fois de plus, nous sommes à l’avant-garde de la démocratie, de la résistance au modèle anglo-saxon, et les autres n’ont qu’à nous imiter »), avec pour résultat inévitable de braquer les opinions publiques en sens inverse. À la date d’aujourd’hui, nous n’avons pas tous les éléments qui permettent d’évaluer les répercussions sur l’ensemble de l’Europe. Mais un certain nombre de questions, jusqu’ici taboues, ou qu’on n’osait pas soulever, sont remises en circulation, y compris parmi les partisans du oui, et notamment ceux qui, à gauche, ne se contentent pas de remâcher leur déception.

Craignez-vous que la victoire du non en France soit porteuse de relents de nationalisme, voire de xénophobie, comme on l’a souvent entendu pendant la campagne référendaire  ?

J’ai moi-même écrit que l’une des raisons que j’avais d’hésiter à voter non était ma crainte que la dominante d’un tel vote ne soit xénophobe, non seulement en France, mais aussi par contrecoup dans un certain nombre de pays étrangers. Il faut dire que j’étais, comme beaucoup d’entre nous, sous le coup de l’impression produite par la présence insistante dans la campagne de Philippe de Villiers et d’autres. Également, je me disais ­ et je continue de me dire ­ que, quand on vit dans le pays qui a mené Le Pen au second tour de l’élection présidentielle, ou quand on a en mémoire les dérives de la gauche au pouvoir sur les questions de nationalité et de souveraineté, on se doit d’être extrêmement méfiant. On se rend compte aujourd’hui qu’il y a eu une entreprise délibérée d’une bonne partie de la classe politique et de la classe médiatique pour mettre le projecteur sur le non de droite et même d’extrême droite, donc sur les composantes nationalistes et souverainistes du vote non. Je me félicite donc qu’en fin de compte personne ne puisse prétendre honnêtement que la signification du non français soit nationaliste, anti-européenne, et xénophobe.

Est-ce à dire qu’il n’y a plus aucun danger ? Je n’en suis absolument pas certain, d’autant plus que la signification du non n’est pas aujourd’hui fixée une fois pour toutes. Mais je veux croire à la possibilité, ouverte par ce vote, de l’émergence d’une troisième voie, entre le rejet nationaliste de l’Europe et la construction d’une Europe purement libérale et bureaucratique. C’est notre travail, sans doute le plus difficile, de concrétiser cette troisième voie, et de le faire en collaboration avec d’autres, par-delà les frontières : là est l’épreuve de vérité !

Vous avez parlé de déficit démocratique... Pensez-vous que le citoyen européen ait aujourd’hui une existence autre que formelle ? Et quels efforts faudrait-il engager pour réduire ce déficit dans le processus de prises de décisions au niveau européen ?

Je crois que cette question appelle une réponse à plusieurs niveaux, naturellement interdépendants, et j’en retiendrai au moins trois. Si l’on part du niveau le plus formel, la première question est de savoir juridiquement qui est citoyen en Europe, et qui ne l’est pas. Le traité de Maastricht, dont les dispositions sont reprises dans le projet de Traité constitutionnel européen (TCE), donne une réponse simple, apparemment incontestable, mais en réalité contradictoire avec les objectifs proclamés : les citoyens européens sont ceux des différents pays membres de l’Union européenne, et personne d’autres. La citoyenneté européenne est donc définie comme une addition de citoyennetés préexistantes. Évidemment, pour que le mot ne soit pas une mascarade, il faut qu’il ait un contenu minimal. Ainsi, le citoyen européen peut contribuer, directement ou indirectement, à la désignation des corps politiques dirigeants de l’Europe (Parlement, Commission, etc.). Ensuite, il a accès à un certain nombre de pouvoirs supplémentaires d’expression ou d’initiatives, très importants dans nombre de circonstances ­ le TCE comporte d’ailleurs sur ce point quelques avancées significatives. Par exemple, la possibilité de faire appel des décisions judiciaires nationales auprès de la Cour de Justice européenne, le projet d’un droit de pétition ou le fait de se déplacer à l’étranger avec un passeport commun... On voit que cela reste tout de même assez limité. Mais, surtout, la contradiction provient du fait que cette nouvelle figure politique est immédiatement ramenée dans les limites de l’État-nation.

Lire la suite dans Politis n° 862

 

 

Publié dans THÉORIE - PRAXIS

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